Les jeunes en attente de la réglementation européenne de l’IA
Geneviève Houriet Segard, Docteur en démographie économique, Ingénieur de recherche à l’EDHEC NewGen Talent Centre traite dans un article initialement publié sur The conversation de la nouvelle réglementation de la commission européenne sur l’intelligence artificielle.
La Commission européenne vient de proposer de nouvelles règles et un plan d’action en faveur de l’excellence et de la confiance dans l’intelligence artificielle (IA). Dans son communiqué de presse du 21 avril 2021, elle met en avant la nécessité d’une réglementation stricte pour faire face aux risques de cette technologie.
Cette initiative pionnière au niveau mondial, qui devra encore être adoptée par le Parlement et les États membres, démontre l’importance stratégique de se pencher sur la question des impacts de l’IA sur la société et de l’éthique de son usage.
Dans le monde professionnel, l’IA investit la majorité des métiers mais aussi la relation entre collaborateurs et entreprise. Le recrutement en est un exemple notable et ses pratiques, lorsqu’elles font recours à l’IA, sont justement considérées à haut risque dans la proposition de la Commission.
À l’heure du « talent management », le recrutement est pour les jeunes diplômés un des premiers points de contact avec l’entreprise. S’ils font confiance à l’intelligence artificielle pour créer leur réseau amical ou trouver l’âme sœur, qu’en est-il pour la recherche de leur premier emploi dont ils espèrent qu’il soit vecteur de développement et porteur de sens ?
Pour répondre à cette question, l’EDHEC NewGen Talent Centre a interrogé 1 536 étudiants en gestion sur leur vision de l’impact de l’IA dans le monde des affaires et plus spécifiquement, leur point de vue sur l’utilisation d’algorithmes dans les processus de recrutement des entreprises. Leurs réponses et témoignages apportent un éclairage générationnel plus nuancé qu’on ne pourrait l’attendre des jeunes que l’on nomme « digital natives ».
L’IA, une source de progrès sous conditions
Tout d’abord, les étudiants interrogés ont une vision des répercussions de l’IA sur le monde qui évolue au cours des études. S’ils sont plutôt partagés en début de parcours, leur opinion est plus favorable en fin de formation (en Master 2), où les trois quarts des étudiants interrogés pensent que les avancées permises par cette technologie sont positives.
Ceux qui ont un avis positif sur l’IA valorisent les bénéfices en termes de productivité et de performance : l’IA est un facilitateur de vie. Pour eux, « l’IA va permettre d’accélérer les processus de production, et faciliter nos vies quotidiennes ». C’est aussi un amplificateur des performances humaines, « elle va permettre de faire ce que les êtres humains ne sont pas capables en raison de leurs limitations physiques ou mentales ». L’impact de cette technologie accélère le rythme de l’innovation dans la recherche et le traitement des informations, dont les bénéfices touchent universellement la planète.
Ils sont toutefois prudents et mentionnent la nécessité d’un encadrement des pratiques. Ce n’est que « si on arrive à correctement contrôler l’IA, qu’elle peut être source de progrès ». L’IA doit être gardée sous contrôle et réglementée.
En revanche, les moins convaincus par l’IA redoutent une perte d’humanité au profit de la robotisation : « L’IA va remplacer les emplois les moins bien qualifiés ». Ils craignent qu’elle impacte les emplois mais aussi l’individu dans son autonomie et sa capacité de réflexion : « L’IA décharge trop les hommes au point de les rendre moins capables, plus dépendants », ils redoutent « le dépassement de l’Homme par les machines et également la perte de réflexion, voire d’intelligence, chez les humains ».
Ils associent ce risque de prise de contrôle sur l’intelligence et les activités jusqu’ici humaines à une déshumanisation qui met à mal les liens sociaux et qui peut aller jusqu’à déséquilibrer la société.
S’ils pensent que l’IA bouleverse tous les domaines, plus d’un quart des jeunes, femmes et hommes, évaluent les changements les plus importants dans la santé où elle permet des diagnostics plus sûrs, la robotisation de certains actes chirurgicaux et une meilleure efficacité dans le traitement des données médicales.
Pour les autres secteurs d’activité, l’apport de l’IA produira selon eux plus d’automatisation, de performance et une meilleure gestion des risques qui se concrétiseront, par exemple, par une gestion domotique intelligente dans le domaine de l’assistance personnelle, une meilleure maîtrise des aléas dans l’industrie ou une gestion automatisée des risques en finance.
Perception de l’IA dans le cadre du recrutement
Comme décrit ci-dessus, l’IA peut jouer beaucoup de rôles dans une multitude de secteurs d’activité. Dans le monde du recrutement, l’IA est appelée à jouer un rôle de plus en plus prépondérant, que ce soit pour apporter une évaluation moins biaisée des candidats à un emploi, que pour faciliter le processus parfois très long qu’est le recrutement de nouveaux collaborateurs.
Mais comment son utilisation est-elle perçue par les nouvelles générations, ont-ils une vision différente des recruteurs ou encore des demandeurs d’emploi déjà sur le marché du travail ? Pour le comprendre, nous avons collecté des données auprès de ces publics cibles, en leur demandant s’ils trouvaient éthique d’utiliser l’IA dans les différents aspects du recrutement au moyen d’une échelle en 5 niveaux allant de pas du tout éthique à très éthique.
En ce qui concerne les étudiants, ils sont plutôt peu favorables à l’usage de l’IA dans les processus de recrutement. Globalement, seul un jeune sur cinq y est favorable. Leur avis est toutefois nuancé selon les pratiques de recrutement dans lesquelles l’IA est utilisée.
Comme indiqué dans le tableau ci-dessous, nos résultats montrent que l’analyse par l’IA des documents soumis par les candidats est beaucoup mieux acceptée que l’analyse des attitudes, de la voix ou des expressions non verbales, quelles que soient les populations interrogées.
Ce résultat est à noter car il confirme l’acceptation d’une IA utile pour des tâches en amont du processus alors que subsistent des réticences lors d’une utilisation dans les relations d’ordre privée ou pour évaluer des aspects plus personnels d’un entretien tels que l’expression du visage. Cela fait complètement écho à leur réserve précédemment décrite, les jeunes sont moins favorables à l’intelligence artificielle dès qu’elle interfère dans les interactions sociales et menace de les bouleverser.
L’adhésion à l’usage de l’IA dans le recrutement augmente avec l’avancée dans les études sauf pour l’analyse des réseaux sociaux où, quel que soit l’âge, ils sont fortement réticents au décryptage par des algorithmes des contenus les concernant.
La perception du marché du travail
Il nous a semblé intéressant de voir si cette vision des jeunes générations se confirme pour les personnes sur le marché de l’emploi. À cette fin, nous avons interrogé 305 demandeurs d’emploi et recruteurs sur les mêmes questions d’éthique de l’IA dans les différentes phases du recrutement. Les résultats montrent une perception assez semblable à celle des étudiants sauf pour l’analyse du contenu des réseaux sociaux. Dans ce cas, les demandeurs d’emploi et surtout les recruteurs sont plus souvent acquis au caractère éthique de l’IA que les étudiants.
Ceci dit, nous décelons aussi des différences entre les demandeurs d’emploi et les recruteurs (tableau ci-dessous). Les recruteurs ont une perception de l’éthique de l’IA plus positive que les demandeurs d’emploi, surtout en ce qui concerne son utilisation pour analyser les documents envoyés par les candidats, pour analyser le contenu de leurs réseaux sociaux, ainsi que pour analyser le langage corporel durant les entretiens d’embauche.
Compte tenu de leur expérience du marché de l’emploi, nous leur avons également demandé leur avis sur l’utilisation de l’IA pour mener un entretien (par exemple via l’utilisation d’un chatbot) ou pour sélectionner les candidats à qui faire une offre. Pour ces deux utilisations, le recours à l’IA est loin d’être considéré comme éthique dans la mesure où ils sont moins de 10 % à approuver son utilisation.
Le graphique ci-contre résume les réponses des demandeurs d’emploi et des recruteurs en comparant leur niveau moyen d’acceptation en termes d’éthique (note sur 5) pour chacune des pratiques couvertes par l’enquête.
Le projet européen de réglementation en faveur d’une intelligence artificielle source de progrès, centrée sur l’humain, durable, sûre, inclusive et digne de confiance permet de lever les réserves évoquées par les jeunes générations et crée un cadre législatif nécessaire pour éviter les dérives qu’ils redoutaient, que ce soit dans la vie de tous les jours, dans les processus de recrutement ou dans l’équilibre « Homme-Machine ».
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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